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Ma vie, mon oeuvre, mes rhumatismes
25 avril 2014

Bon, on dirait que ça n'intéresse plus personne. Tant pis, je vais poursuivre, je vais toujours au bout de ce que j'entreprends.

Suite donc...

 

4.

Avec la lumière que dispensait le sergent Bonny, on n’aurait pas pu éclairer le fond d’un puits. On n’aurait peut-être même pas davantage pu éclairer le bout de son nez. C’était sans aucun doute possible le plus piètre enquêteur que le pays ait jamais produit et c’est sûrement la raison pour laquelle on l’avait nommé à Wannacut. Il n’occupait même pas le poste de Shérif, Wannacut étant un trop petit patelin pour qu’on y dépêchât une telle autorité. On qu’on provoquât des élections afin d’en élire un. Personne n’aurait voté pour le sergent Bonny et personne d’autre que lui ne se serait présenté. Ou quelque plaisantin aurait fait l’un ou l’autre.

Il ne se passait jamais rien à Wannacut. La dernière affaire importante remontait à une dizaine d’année et c’était celle de la cloche fendue par un chasseur maladroit, affaire dont il n’avait toujours pas arrêté le coupable bien que son nom fût sur toutes les lèvres et qu’il sût lui-même de façon certaine qui était le fendeur de cloche. Mais l’homme, qui répondait au nom de Roger Moore et que le sergent Bonny avait interrogé, tout comme il l’avait fait pour les autres chasseurs, c’est à dire la totalité de la population masculine à l’exception de la famille de nègres dont la ferme ne valait pas le prix d’un fusil, – à peine celui des munitions qu’il aurait fallu pour remplir le chargeur – l’homme donc, lui avait répondu qu’avant d’accuser les gens il fallait avoir des preuves et qu’à sa connaissance les ragots n’en avaient jamais été.

«  Tu as trouvé la balle qui a fendu la cloche... ? »

- Non…

- Alors si c’est non comment veux-tu prouver qu’elle sort de mon fusil... ? 

- Tout le monde le sait… avait-il argumenté.

- Tout le monde dit des conneries. Tu as des témoins... ? 

- Non…

- Pas de balle, pas de témoins… C’est un peu léger, tu crois pas... ? Alors trouve-là cette balle, prouve qu’elle a été tirée par mon fusil et je te tends les poignets pour que tu y passes les menottes.

On en riait encore dix ans après.

Le sergent Bonny n’était certes pas une lumière, mais il représentait l’autorité et il fallait bien que les uns et les autres respectassent l’uniforme qui en témoignait à défaut de celui qui remplissait ce dernier. Remplissait est le mot exact, si juste d’ailleurs qu’il en débordait même un peu, au niveau de la taille, car si le sergent Bonny ne faisait pas d’étincelles quand il s’agissait de faire respecter la loi, il faisait indiscutablement du gras, ainsi que l’unanimité quant à ce qu’on pensait de lui à tous les échelons de la hiérarchie dont il dépendait. C’est à dire la même chose qu’à Wannacut. Cependant le sergent Bonny jouissait d’un avantage certain sur ses collègues de la ville : personne ne songeait à lui piquer sa place. Et comme il ne se passait jamais rien à Wannacut qui nécessitât l’intervention d’une autorité de police, on lui foutait une paix royale. Jusqu’à ce malheureux soir...

... où il revenait d’une ferme éloignée d’une dizaine de kilomètres de Wannacut Centre ( bien qu’on eût été en mal de trouver un centre à Wannacut, tant qu’on prétendait ici ou là que les vautours qui se perchaient sur le panneau qui l’indiquait ne le faisaient que dans le but d’en rire ) quand il tomba sur la Ford de Jonas. Tiens tiens, se dit-il, il a donc réussi à faire démarrer sa poubelle ! Qu’est-ce qu’il fout là le négro... ?

Il s’était tapé tous ces kilomètres pour pas grand-chose. Le vieux Perkins, l’avait une fois de plus appelé à propos d’un chien errant qui lui avait boulotté une brebis. Bonny avait beau savoir que c’étaient les chacals qui bouffaient les putains de moutons du vieux Perkins, et il avait beau le lui rappeler à chacune de ses interventions, l’autre n’en démordait pas : c’était un chien errant, sûrement celui  des O’ Donald qui lorgnaient sur sa ferme et tentaient de l’en chasser pour l’acheter ensuite une bouchée de pain. Et d’ailleurs pas si errant que ça, ce chien, si on voulait son avis, ( personne, et sûrement pas le sergent Bonny n’en voulait, mais ça ne l’empêchait nullement de le donner ) sûr que Markus O’ Donald l’avait dressé à cet effet ! Mais bon, ça faisait partie de son boulot ce genre d’intervention inutile et il n’en avait pas tellement pour faire la fine bouche. Imaginez qu’il refuse et que le vieux se plaigne, il risquait sa place et à cinq ans de la retraite, il serait devenu quoi... ?

Le sergent arrêta sa voiture de fonction sur le bas-côté de la route, observa un moment l’épave abandonnée par Jonas pour y déceler une ombre mouvante, un bruit, un signe quelconque de vie. Mais la voiture demeurait aussi silencieuse et calme que l’eût été un stoïcien les doigts coincés dans une porte. Ou les roupettes dans un engrenage. A condition bien sûr que le stoïcien en question fût possesseur d’un engrenage, mécanisme inventé par Archimède, mais dont on attribue trop souvent la paternité à Léonard de Vinci. On ne prête qu’aux riches... Bref, laissons là les références historiques qui ne font que ralentir notre histoire et observons le comportement du sergent Bonny...

 Finalement ce dernier (d’ailleurs il avait toujours été dernier à l’école comme en tout... ce qui suffit à justifier ce qualificatif... Il était tellement dernier que les mauvaises langues disaient que s’il y avait eu quelqu’un à sa place de dernier il se serait débrouillé pour passer derrière...) mit pied à terre, dégrafa la lanière qui retenait son arme dans son étui de ceinture, alors que connaissant Jonas, le plus grave danger qu’il risquât d’avoir à affronter eût été un serpent à sonnettes ou  plus probablement un nid de poule dans lequel se fouler la cheville et il s’approcha pas à pas, faisant de brusques embardées à droite ou à gauche, les genoux pliés, se retournant afin de prévenir une attaque surprise – on ne savait jamais avec ces négros - .

Parvenu à un mètre du véhicule, transpirant à grosses gouttes, il s’accroupit et se glissa jusqu’à la portière du conducteur qu’il voulut ouvrir à la volée avant de pointer son arme sur un éventuel tueur prêt à bondir et massacrer tout ce qui bouge. Sauf que la portière en question était coincée et qu’il dut redoubler d’efforts pour réussir à l’entrebâiller de vingt centimètres. Personne. Damned ! Il se redressa et inspecta la banquette arrière. Vide ! Ouf ! il l’avait échappé belle. Alors il éternua, ce qui eut pour effet de le renverser sur le cul après qu’il ait percuté du front la maudite portière. Il rengaina son flingue en pestant, sortit de sa poche un mouchoir, souffla en produisant un vrombissement digne d’un  super bombardier, puis s’épongea le front, y étalant la morve qu’il venait de moucher.

Bonny souffrait depuis l’enfance d’une allergie à la poussière, si bien que dans ce pays qui en comptait plus au mètre carré qu’il n’y a d’étoiles dans le ciel, il avait en permanence, été encore plus qu’hiver, la goutte au nez. Cette allergie bien connue des habitants de Wannacut lui avait valu le sobriquet de Dusty Bonny.

Rassuré quant à son matricule, le sergent fit le tour de la voiture, ouvrant tour à tour chaque portière, inspectant chaque recoin de l’habitacle, appréciant le travail de réfection qui avait occupé Jonas des mois durant, se servant de sa torche électrique réglementaire pour éclairer d’hypothétiques zones d’ombre bien que cela fût parfaitement improductif puisque d’une part, la nuit, sous ces latitudes, paresserait en cette saison dans le ciel encore deux heures au moins avant de se laisser tomber sur la morne plaine hérissée de cactus et que d’autre part un soleil arrogant avait déjà entrepris ce travail à l’instant même où le sergent avait dégagé la voie à ses rayons en ouvrant la portière arrière gauche par laquelle ils s’étaient engouffrés en masse.

Il ne trouva rien à se mettre sous la dent, pas même un grain de poussière, ce qui était paradoxal. Le sergent se mit donc à ruminer quelque chose qui était cousin au troisième degré d’une pensée, mais qui, grâce à cette parentèle éloignée le rapprocha de l’amorce d’une idée. Il se rappelait avoir observé un attroupement de vautours et de corbeaux se disputant ce qu’il avait supposé être une charogne à défaut de la partager de bon cœur, les uns tout comme les autres bataillant contre une nuée de mouches qui revendiquaient la primauté du festin. C’était une scène banale en ces contrées et c’est pourquoi le sergent Bonny n’y avait pas attaché plus d’importance qu’on en accorde à un pet au-dessus d'une fosse d’aisance. Mais à présent, ce qui lui servait d’esprit se faufilait en jouant des coudes pour écarter de son chemin les arguments qui eussent ralentis, voire arrêté sa progression, vers l’image qui s’était formée en lui, à savoir, le cadavre de Jonas, quelque chose comme deux ou trois miles plus à l’Ouest, en train de se faire dévorer par les charognards. Qu’avait-il bien pu arriver au négro... ? De toute évidence il avait été victime d’une panne. Mais pourquoi au lieu de rebrousser chemin jusqu’à Wannacut où il aurait, avec beaucoup de chance (approximativement autant que celle de gagner au loto) pu bénéficier d’une aide, s’était-il mis en tête de marcher dans le sens inverse alors que le plus proche garage se situait sur l’aire de Merril Station, à environ vingt bornes de là... ? Et que s’était-il passé alors qu’il longeait la route ? Il ne pouvait être mort de soif, la chaleur était certes relativement accablante ces jours-ci, on était loin cependant de la canicule et quoi qu’il en soit, le chemin parcouru n’aurait pas suffi à dessécher un homme au point de le faire passer de vie à trépas. Alors... ? Avait-il été pris d’une subite envie de pisser ou de baisser culotte et avait-il dérangé dans sa sieste une vipère, un black mamba, un crotale ? Ou bien s’était-il fait renverser par un chauffard bourré comme une urne électorale par des mains indélicates au service du pouvoir dans une république bananière telle que la France ( pour lui comme pour nombre de ses compatriotes, la France était un pays exotique dont on ne savait pas exactement situer l’emplacement sur une mappemonde) car, Bonny n’en doutait pas, c’était bien le cadavre de Jonas que vautours, mouches et corbeaux étaient en train de dépecer. Il ne vint pas jusqu’à la partie émergée de son esprit que Jonas eût pu en effet rebrousser chemin et rentrer penaud jusqu’à la ferme de ses parents. Son besoin, son désir ardent qu’il se passât enfin quelque chose d’insolite, d’aventureux dans sa triste vie, quelque chose qui lui fît dire au seuil de sa mort qu’il n’avait pas vécu pour rien, le poussait, comme il pousse malheureusement le plus grand nombre d’entre nous, à prendre ses désirs pour la réalité et ce faisant la vessie dans laquelle marine l’incertitude pour la lanterne éclairant la vérité. Et voilà pourquoi l’humanité dans son ensemble patauge lamentablement dans les marécages de l’espérance avant de se noyer dans les sables mouvants de la désillusion. C’est ce qui arriva à ce pauvre sergent Bonny qui n’échappait pas et de loin à la destinée commune.

Fort de sa certitude il remonta dans son véhicule, lui fit faire un demi-tour sur place et, toute sirène hurlante, se rendit pied au plancher sur les lieux du drame supputé, son neurone valide turbinant jusqu’à la surchauffe. Parvenu sur les lieux du drame, il donna un violent coup de volant tout en serrant le frein à main, faisant partir son véhicule dans un dérapage digne des films de série B, mais avec moins de maîtrise cependant que n’en ont les cascadeurs chargés de ce genre de facéties destinées à faire bander le croquant et il bascula dans le fossé, écrasant ce qu’il restait du corps, qui gisait les tripes à moitié dévorées, de celui qu’on appelait communément Al alors qu’il portait depuis son enfance le beau prénom d’Alphonse. Trois corbeaux et un vautour ( de la variété Urubu) s’envolèrent, – péniblement pour ces derniers – firent trois petits tours d’observation avant de revenir à la curée, se ruant sur les viscères qui avaient giclé alentour lorsque la voiture de Bonny avait écrasé le cadavre comme une crêpe. Quant aux mouches ce sont des bestioles connues pour ne pas s’effrayer pour si peu, si bien qu’elles poursuivirent impassiblement leur travail de pompage, si l’on peut toutefois considérer comme un attribut de l’impassibilité la frénésie avec laquelle elles se plongeaient tête première et trompe en avant dans le sang et le pus qu’elles aspiraient avidement. De son vivant, ce pauvre Al aurait apprécié, soyons en sûrs, que les femmes manifestassent une telle attirance pour son corps. Malheureusement il n’était plus là pour le voir et s’il l’eût été il ne l’aurait pas vu davantage puisque de ses yeux, parties tendres auxquelles s’attaquent en premier lieu les charognards, il ne restait rien depuis longtemps, que la part congrue, ce qui ne permet pas, et de loin, ( ni de près d’ailleurs ) une claire vision des choses.

Bonny sortit comme il pouvait de son véhicule, le nez ensanglanté et la cage thoracique à moitié défoncée. Pour ce faire il dut se hisser jusqu’à la vitre qui se trouvait au-dessus de sa tête puisque le véhicule était planté sur le flanc côté conducteur et que sa portière reposait de ce fait au fond du fossé, sur le corps de ce malheureux Al dont la tête était collée à la vitre comme s’il essayait de voir ce qu’il se passait à l’intérieur. Dans l’orbite plaquée à la vitre, une mouche se débattait, se cognant au carreau puis replongeant dans le délice de charogne et venant à nouveau se heurter au mur transparent de sa prison avant d’être de nouveau irrésistiblement attirée dans l’excavation sanguinolente comme une boulimique par la porte de son frigo.

S’extirper de là s’avéra être une entreprise longue et particulièrement douloureuse dont le poids et l’embonpoint de Bonny ne furent pas pour lui faciliter la tache. Les radios révèleraient plus tard de nombreux dégâts, mais pour l’heure et bien que souffrant mille morts et soufflant comme un phoque après une immersion prolongée sous la banquise, mais conscient toutefois du devoir à accomplir, il se pencha sur ce qu’il apercevait du cadavre méconnaissable qui aurait pu être celui de Jonas s’il avait été noir. Or, le cadavre en question était tout ce qu’il y a de plus blanc, enfin, plutôt verdâtre, mais pas du verdâtre qu’il eût été s’il avait été noir de son vivant. Dire qu’il fut déçu serait encore loin de la vérité. Il était tout simplement désespéré, mais moins désespéré qu’il n’était en rogne. Merde alors, ce satané nègre, en n'étant pas la victime, refusait de collaborer à sa belle théorie. Maintenant il allait devoir laisser l’enquête dans son ensemble aux spécialistes que les autorités dépêcheraient de la ville. Si ce connard de Jonas avait bien voulu être le cadavre, au moins Bonny aurait-il pu se faire mousser auprès des dits spécialistes en leur révélant l’identité de celui-ci. D’accord, ce n’était pas d’une extravagance échevelée comme information pour faire avancer l’enquête,  mais le sergent Bonny se berçait volontiers de l’illusion que ceci contribuerait tout de même à redorer son blason terni par 30 années de poussière, d’enquêtes minables et d’ennui. Et une illusion, quand on a rien d’autre à se mettre sous la dent, c’est mieux que rien pour nourrir ses chimères, la plupart des gens s’en accommodent. En vérité, la partie la plus ardue serait de trouver une explication logique au fait que sa voiture de fonction gisait sur le flanc ainsi que sur le corps du cadavre. Il élabora toutes sortes de théories, dont la moins alambiquée consistait en une course-poursuite au cours de laquelle un des protagonistes ( le fameux cadavre) avait été éjecté de son véhicule, tandis que lui-même, heurté violemment par le véhicule en question, perdait le contrôle, dérapait, tournoyait sur la route avant de se retrouver dans la déplorable situation qui était la sienne. Blessé, héroïque, presque mort. Cependant il n’était pas sûr qu’on crût à son histoire en haut lieu. Et pas davantage en de moindres étages de la hiérarchie. Le sergent Bonny devait s’avouer qu’il n’aurait pas été convaincu par une telle histoire si on la lui avait servie au dessert, fût-ce à la fin d’un repas trop arrosé. C’était pourtant un homme prêt à croire n’importe quoi, pensez : il n’avait compris que le père Noël n’existait pas qu’à sa majorité. Et encore avait-il fallu toute la patience et la force de conviction de son oncle Marcel pour venir à bout de ses résistances. Cette révélation avait bien plus troublé le sergent Bonny que lorsqu’il avait appris, quelques jours auparavant, que ce n’était plus depuis longtemps George Washington qui était Président, mais un noir. Un noir Président ! Un noir présidant aux destinées de son Grand pays ! Alors qu’au même moment un autre noir lui refusait son concours en n’acceptant pas d’être le cadavre aplati sous son véhicule de fonction ! Ça sentait le complot ! Décidément le monde ne tournait pas rond.

Bonny ne tenta même pas de soulever la voiture pour en dégager le cadavre de l’inconnu, c’était une entreprise sans doute à la portée de Superman, mais certainement pas d’un vieux sergent bedonnant aux côtes fêlées, sans compter les dégâts collatéraux comme on dit dans l’aviation militaire. Il scruta le ciel en vain, nulle trace de Super-héros. Ça ne l’étonna qu’en partie bien que cela le déçût. De quel manque souffrent donc les hommes, s’interrogea le sergent Bonny, et étaient-ils demeurés si désespérément enfants qu’il fussent dans le besoin de s’inventer de telles chimères ? Mais nous extrapolons, la réflexion de Bonny n’allait en réalité pas jusque là, non plus qu’il l’exprima de cette façon, les connaissances du sergent en matière de grammaire n’allant pas jusqu’à l’emploi de l’imparfait du subjonctif.

Le sergent Bonny convint rapidement qu’il lui fallait de toute urgence prendre une initiative. Il tourna et retourna cette désagréable perspective, l’examinant sous tous les fronts avant de se rendre à l’évidence. Cela lui coûtait de l’admettre, mais il ne pouvait rester à côté de sa voiture à attendre un improbable miracle, par exemple que cette dernière se retrouve sur ses quatre roues et que tout ceci n’ait jamais eu d’existence que dans ses cauchemars. D’autant qu’il n’avait plus rien à boire. Sa dernière bière remontait à une bonne demi-heure, juste avant qu’il ne fasse preuve d’assez de perspicacité pour deviner que sous le vol noir des corbeaux sur la plaine et le déhanché inélégant des vautours se trouvait un cadavre. Merde, se dit-il, faire preuve de malignité n’était pas toujours un gage d’intelligence. Eh bien, à présent qu’il en était arrivé à cette conclusion, que faire... ? replonger dans la carcasse de la voiture, bien sûr, et voir si la radio fonctionnait encore. Appeler ses collègues. Surtout ne pas attendre qu’un pèlerin de passage s’en chargeât, ce serait la honte. Et profiter du temps que ceux-ci mettraient à venir pour trouver une réponse satisfaisante aux questions qu’ils ne manqueraient pas de poser. C’était là la partie la plus ardue de l’initiative à prendre, à laquelle il avait déjà réfléchi plus tôt et qu’il ne saurait davantage  résoudre à présent, c’était à craindre, qu’il ne l'avait fait auparavant.

Les corbeaux et les vautours revenaient à la charge, nullement gênés par la présence du sergent. Il sortit son arme de son étui, visa soigneusement et tira. Un vautour poussa un cri strident, bondit et retomba sur place, raide mort. Bonny en fut le premier étonné : à l’exercice il n’avait jamais réussi à atteindre une cible, en tout cas jamais la sienne. Au bruit de la détonation, toute la volaille s’était égaillée, si bien que les deux balles suivantes se perdirent dans la campagne environnante. « Saloperie, dit Bonny. Je t’ai eu ! » Il grimaça, le recul lui avait coupé le souffle qu’il avait déjà court. Il rengaina son arme puis, à grand peine regrimpa sur la carcasse, se glissa tant bien que mal par la vitre éclatée, dégringola sur le volant, se retrouvant le nez dans les pédales et se brisant au passage une côte fêlée, il se contorsionna, réussit à trouver une position sinon confortable du moins adaptée à la tache qu’il s’était assignée et finit par trouver les bons boutons sur la radio qui crachotait, régla la fréquence et lança un pathétique message dont il savait raisonnablement qu’il mettrait fin à une carrière qui eût été brillante si elle n’avait été si terne. Quoi que, quoi que... les candidats ne se bousculant pas pour exercer à Wannacut, peut-être lui laisserait-on une seconde chance et pourrait-il retrouver le train-train quotidien jusqu’à la retraite si les étrangers voulaient bien aller mourir ailleurs que sur le territoire où s’étendait son peu d’autorité comme ils l’avaient toujours fait jusqu’à présent.

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