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Ma vie, mon oeuvre, mes rhumatismes
5 août 2014

Chapitre 33...

...suite...

 

 

33

 

Plutôt que se présenter à la réception ou partir à la recherche de Lory, Winkel s'engagea sur le sable où, l'air de rien, c'est à dire d'un touriste lambda venant humer l'air marin et admirer le décor d'un océan plat comme les plaines de la Beauce ou les steppes de Sibérie avec en tête des idées ayant autant de relief que ces deux (im)mortels paysages, il s'approcha, tel le crabe amoureux mais timide, du couple formé par Jonas et Cyndy, les salua d'un signe de tête, sans donner l'impression de vouloir engager la conversation, un simple geste de politesse entre résidents d'un même hôtel, ainsi que cela se pratique quand on a appris la politesse à coups de taloches lorsqu'on était gosse et qu'on a retenu la leçon.

Puis il ramassa un bout de bois lui-même poli par des années de va-et-vient et de roulis-roulis, prit son élan et le lança vers les flots de toute la force de son bras qui n'en n'avait pas peu. Le vent venant du large s'en empara comme d'un fétu, le ralentit si bien dans sa course qu'il peina à atteindre les premières vagues pourtant distantes d'une vingtaine de mètres au plus. Il se mit à gigoter d'avant en arrière, à bondir sur place, à se retourner maintes et maintes fois, plonger et ressortir, comme un indécis ou un trouillard hésitant à partir à l'assaut sous la mitraille de l'ennemi armé jusqu'aux dents de canons longue portée et de toutes sortes d'objets plus ou moins contondants mais mortels pour qui n'est pas doué du talent de passer entre les projectiles de tous calibres et de toutes formes.

Ce petit exercice n'était pour Winkel qu'un moyen d'entrer discrètement en contact avec le couple. Il haussa les épaules, profitant de ce mouvement pour faire passer inaperçu la légère torsion du buste qui l'amena à croiser leurs regards. Il sourit, du sourire un peu gêné de celui qui vient de se livrer en public à une gaminerie alors qu'il croyait être seul.

- Eh oui, dit-il, on est toujours rattrapé par son enfance... C'est quelque chose qui ne vous lâche pas...

Ne voulant pas se montrer impoli, mais n'ayant aucune raison solide pour refuser un échange de quelques mots avec un inconnu, Jonas ( car c'était lui, nous le savons si Winkel n'en est pas encore sûr ) y alla de son propre commentaire.

- Moi c'est aussi les bâtons, mais je les taille. Comme ça, sans but ni raison. Un peu comme un tic. Mais chez moi, ça n'est pas une réminiscence de l'enfance, puisque d'enfance, je n'en ai pas eu, au sens où on l'entend d'ordinaire, dit-il en s'appliquant à châtier son langage. L'avantage, poursuivit-il, c'est qu'il suffit d'un couteau et qu'on a beau dire, mais c'est tout de même plus pratique à porter sur soi qu'un océan.

Winkel fut impressionné, tant par l'éloquence de son vis-à-vis que par sa diction parfaite et son humour alliant finesse et sens de la synthèse, sans parler de celui de la répartie, qui était évidente.(c'est l'auteur qui le dit...) Il avait dû se tromper, ça ne pouvait pas être l'homme qu'il recherchait. Sa cible ne pouvait être qu'un « nègre » inculte, pas un érudit doublé d'un subtil humoriste, (c'est encore l'auteur qui le prétend...) ce qui, à ses yeux, faisait en partie disparaître la couleur de son interlocuteur. Plus noir, pas tout à fait blanc sans être complètement gris, au lecteur de voir ce que ça peut donner.

- Moi, d'habitude, c'est la moto ma passion, mentit Winkel, et l'on notera ici le raffinement avec lequel le truand engageait les travaux d'approche, cherchait à faire parler Jonas, ( dont il ignorait que c'était Jonas ) à lui tirer du nez des vers dont la seule poésie résidait dans le cadavre de cet abruti de Al et dont il espérait ( sans trop y croire ) voir éclore des œufs d'où sortirait la vérité toute nue. (Et si la vérité, nue ou en habit de soirée, peut sortir de plusieurs œufs à la fois, c'est qu'elle est multiple, ce qui contredirait plus de deux-mille ans de sapience philosophique, laquelle tient que la vérité est une et indivisible. Par exemple, si je vous dis que deux c'est deux, eh bien c'est un et indivisible. A la différence des chrétiens qui disent que Dieu est trois et indivisible. Mais il est vrai que ce ne sont pas des philosophes, mais des croyants.) Et surtout les vieilles motos qui ne sont pas vraiment des motos, ajouta Winkel dont les travaux d'approche se confondaient de seconde en seconde avec ceux du taureau chargeant le torero dans l'arène.

- Eh bien moi, c'est la marche à pied, fit Jonas à qui on ne la faisait pas et qui se demandait pourquoi ce type venait lui parler « spontanément » de vieilles motos qui ne sont pas des motos, terme qu'il avait maintes fois entendues ces jours derniers et qui lui mirent la puce à l'oreille. Il la saisit entre le pouce et l'index et la déposa sur le dos d'un chien errant qui passait par là, la truffe au ras du sable. Cela, tout en lui donnant une contenance, lui offrit un moment de répit pour réfléchir à la question. Cyndy lui sauva la mise :

« Mais, mon amour, faillit-elle dire, tu en as pourtant une toi-même de vieille moto qui n'est pas tout à fait une moto, même qu'on serait venus avec si elle avait supporté nos deux poids ! »

Mais, comprenant, en fine mouche qu'elle était, que l'anguille des emmerdements s'était subrepticement glissée sous la roche de la perfidie, elle s'abstint et déclara que oui, ce qu'ils aimaient, c'était faire de longues balades sur la grève et marcher dans les vagues et l'écume et, de temps à autre, faire une halte de façon à récolter cette précieuse matière dans laquelle tailler une pipe, les meilleures qui soient, disent certains, tandis que d'autre ne jurent que par les Larsen.

 - Eh bien, dit Winkel, vous avez l'air d'en connaître un bout en matière de pipe, mademoiselle.

- Pas seulement le bout. Je suis en quelque sorte une véritable spécialiste.

- Il y a longtemps que je voulais m'initier, peut-être accepteriez-vous de le faire si toutefois nous avons le plaisir de nous revoir durant notre séjour commun dans cet hôtel et que vous ayez une minute à me consacrer. Si monsieur le permet, bien entendu.

- Une minute me semble bien court.

- C'est que, voyez-vous, il est à craindre que je n'ai guère de temps et que je risque de partir très vite, avertit Winkel.

- Eh bien tant pis, dit Cyndy soulagée, car en réalité elle n'avait pas la moindre connaissance dans ce domaine. Peut-être une autre fois ? Elle se demandait d'ailleurs ce qui l'avait poussée à entrer dans ce petit jeu et comment l'inconnu et elle-même en étaient arrivés à tenir une aussi longue conversation sur un objet dont le contenu avait enflé au fur et à mesure que son sujet lui sortait malgré elle de la bouche.

Elle déglutit, mal-à-l'aise mais rassurée que la chose ne lui soit pas restée finalement en travers de la gorge. Le lecteur, quant à lui, se demandera avec raison comment Cyndy, qui n'y entendait rien en matière de pipe, connaissait la réputée marque Larsen ? Hélas, nous ignorons nous-même la plupart des secrets de cette intéressante personne. Peut-être son père était-il fumeur de pipe, ou bien un ancien amoureux et avait-elle retenu ce nom-là comme on retient celui d'un chien avec lequel on n'avait pourtant aucune affinité, mais qui profanait quotidiennement de ses crottes votre environnement terrestre comme le fumeur de pipe, père ou amant, polluait votre atmosphère ?

Mais savait-elle, cette ingénue, que tout est parti de Wilhelm Ockenholt Larsen qui, en 1864 ouvrit à Copenhague une boutique spécialisée dans les cigares et que c'est Ole Larsen qui le premier, se lança dans la fabrication de pipes, dans les années cinquante et que c'est aujourd'hui, Niels, le fils de ce dernier, qui dirige la société ?, permettez-nous d'en douter.

- Pour en revenir à nos motos, commença Winkel qui ne voulait pas lâcher sa prise tant qu'il ne se serait pas fait une religion sur la question de savoir s'il était en présence ou pas de « son » nègre.

- « Vos » motos rectifia Jonas qui commençait à trouver suspect cette insistance.

Ya ! Ma moto... guttura* Winkel qui parfois laissait des réminiscences est-allemandes se glisser dans son langage, donnant ainsi une information supplémentaire sur ses origines alors que son accent à couper à la tronçonneuse en était le témoin permanent. (*du verbe néologique gutturer : émettre des sons depuis le gosier – je gutture, tu guttures, que nous gutturassions etc... mais l'on dit aussi parler allemand...)

- Oui ? Votre moto ? Interrogea Jonas avec lui des accents dont l'apparente sincérité ne masquait pas complètement le persiflage.

- Eh bien, fit Winkel décontenancé, c'est ma passion...

- Oui, vous l'avez déjà dit. Mais encore ? Parlez-moi de cette passion. Que ressentez-vous lorsque votre engin vibre entre vos cuisses ?

- Je... Winkel consulta soudain l'heure sur son portable, comme s'il venait brusquement de se souvenir d'un rendez-vous important. Je crois que ma femme m'attend, je m'excuse mais... à plus tard sans doute...

- Veuillez m'excuser, dit Jonas.

- Pourquoi donc ?

    - Non, je disais qu'on dit « veuillez m'excuser » et non pas «je m'excuse. » Veuillez à votre tour me pardonner, c'est une manie chez moi, une mauvaise habitude... Je la dois à cet auteur...

- Quelle hauteur ?

- Laissez tomber...

Winkel s'éloigna, légèrement groggy. Il en était sûr à présent, cet homme ne pouvait être celui qu'il cherchait. Bah, tant pis, la chance ne vous souriait pas à tout coup. C'eût été miraculeux et Winkel, qui avait pris l'habitude de tout contrôler, savait ce que l'on doit penser des miracles. Mais pourquoi diable s'était-il senti si mal à l'aise en présence de ce jeune noir ? Ah, se dit-il, voilà ce qui arrive à trop fréquenter les gens de mon espèce, je perds pied devant les intellectuels, face à des gens qui ne réfléchissent pas seulement en termes de pognon, de pouvoir et de règlements de comptes. Lory avait mille et une fois raison, il était temps de lever le pied et de passer quelques mois à prendre le sien.

Il se présenta à la réception et demanda le numéro de la chambre que sa femme avait réservée.

- Madame doit y être, Monsieur, je ne l'ai pas vue sortir.

Elle y était en effet.

A vrai dire, elle y était, sans effets.

Winkel se débarrassa des siens.

Jetons un voile pudique...

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