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Ma vie, mon oeuvre, mes rhumatismes
7 juillet 2014

C'est autour de l'homme, suite...

Suite...

 

 

19

 

Baby Max avait une idée en tête. Il s’était douté que la famille de Jonas n’aurait rien à lui dire, mais dans son métier il fallait toujours tout vérifier. C’était comme chez les journalistes, on ne diffusait jamais une information qui n’avait pas été recoupée par plusieurs sources dignes de confiance C’est pourquoi on ne trouve jamais de nouvelle erronée dans un journal et qu’on peut croire tout ce qu’on lit, ou tout ce qu’on entend à la radio ou à la télé.

«  Dis-moi Georg, fit Max, qu’est-ce que tu aurais fait à la place de Jonas... ? »

Georg fut prit de court par la question. C’était tellement absurde ! Tellement qu’il en retrouva la parole là où d’autres la perdent.

- C’est con ce que tu dis, je peux pas être à sa place puisque je suis à la mienne !

- Je me comprends !

- En plus je suis même pas nègre !

- Georg, combien de fois faudra-t-il que je te dise qu’on dit pas « nègre » en parlant d’un nègre. C’est injurieux. On dit noir, ou black ou homme de couleur.

- Ouais, ben si on dit homme de couleur on sait pas de quelle couleur c’est qu’on parle. Il peut être vert, ou bleu. Et de toute façon y a jamais eu de nègre dans ma famille. Et pis chuis pas lui.

- Ce que je veux dire, Georg, fit Max avec une patience étonnante chez cet homme, c’est que si tu te trouvais dans sa situation, tu ferais quoi ?

- Ben j’y suis pas et comme j’ai dit...

- C’est bon, laisse tomber. Moi je sais.

- Alors pourquoi tu me demandes... ? J’étais tranquille, là. Et pis j’aime pas les questions, sauf si c’est moi que je les pose.

- Moi qui... commença Max qui se sentait une âme de pédagogue. Ouais, t’as raison Georg.

- Sûr. Conduis et laisse-moi penser.

Baby Max le regarda si longuement après cet impératif qu’il faillit perdre le contrôle de son véhicule.

Enfin il se rangea devant la casse attenante au motel, s’étira, alluma une cigarette et ouvrit sa portière.

«  Tu fais quoi... ? » demanda Georg. 

- Viens avec moi, tu verras. Et toi tu restes là ! Ordonna-t-il à Charlène.

- Brompf ! fit Georg en s’extrayant du véhicule.

- C’est l’idée qui me trotte en tête depuis un moment. Je vais vérifier quelque chose.

- Ompf !

Enfin on retrouvait notre Georg. Nous avons eu peur.

Avant de sortir lui-même du véhicule, Max actionna bruyamment l'avertisseur à plusieurs longues reprises, puis ils se dirigèrent vers l’espèce de baraque en planche et toit de tôle qui servait de garage. Un type en sortit, que nous avons déjà eu le plaisir de rencontrer dans un chapitre précédent. Il était pareil à lui-même, couvert de graisse et de sueur et il s’essuyait le cou et le visage avec le même chiffon crasseux. Bien qu'il y eût des années qu'il ne l'avait pas vu, il reconnut instantanément Baby Max et eut un mouvement de recul. Ce type l’avait déjà mis mal à l’aise la première fois qu’il l’avait aperçu et l’on ne peut pas dire qu’il était enchanté de le voir de nouveau dans les parages.

- Vous me remettez... ? demanda Max, juste pour dire, car il aurait fallu être non-voyant sinon aveugle pour ne pas avoir perçu le mouvement en question.

- Qu’vous voulez... ? dit le type.

- Un simple renseignement, dit Max.

- Chuis mécano, pas une agence de renseignements, grogna le type.

- Je sais, dit Max conciliant en lui tendant un bon gros billet bien clinquant et plus neuf ( et sans doute plus faux ) que les voitures entreposées ici. L’autre s’en empara, le fit craquer entre ses doigts, fit la moue mais l’empocha. Après tout, il fourguait des bagnoles d’occase maquillées depuis si longtemps qu’il se débarrasserait du billet sans trop de difficulté auprès d’un innocent.

- Alors... ?

- Je voudrais savoir si vous avez pas eu la visite d’un jeune noir. Assez grand. Qui vous aurait acheté une bagnole ces jours-ci. Disons, avant-hier.

- Nan ! Y a pas de jeune noir qui m’a acheté une bagnole.

Max réfléchit un moment, puis lui vint une idée, saugrenue mais qui se tenait pourtant.

- Je pose la question autrement. Y aurait pas un jeune noir qui serait arrivé avec une Pontiac toute neuve et qui vous l’aurait échangée contre une de vos... merveilles d’occasion... ? Un black que vous auriez pris pour un fou.

- Ah ça non ! Je voudrais bien. Mais faudrait en effet être fou pour faire un truc pareil !

- Au fait, dit Max, changeant de sujet, car il sentait qu’il était sur la bonne piste mais que quelque chose lui échappait, j’aimerais bien revoir ma moto, si vous l’avez encore. Vous l’avez encore... ?

- Ah ça ! c’est pas de chance ! je l’ai justement vendue y a deux jours !

- Vendue... ?

- Ouais mon pote, comme je vous dis. A un jeune nègre. Un grand. Il devait être fou. Si vous l’aviez vu, ses pieds trainaient par terre et il trimbalait un énorme sac de voyage qui avait peine à tenir entre le réservoir et sa poitrine.

- Il y a deux jours vous dites... ?

- Ouaip ! le matin, assez tôt.

- Il vous a donné son nom ?

- Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse de son nom ? Il aurait aussi bien pu s’appeler John Doe, pour ce que j’en sais, c’aurait été un nom bidon. Pourquoi, il vous intéresse ?

- Ça se pourrait bien.

- Dites, vous lui voulez pas du mal au moins... ?, parce que j’aime pas beaucoup les nègres, mais je sais pas pourquoi, celui-là m’était sympathique, il m’avait l’air d’un bon gars, pas du genre à faire des histoires, si vous voyez ce que je veux dire.

- Non, non, on veut le retrouver pour lui annoncer une bonne nouvelle, mon collègue et moi on est notaires et on le recherche pour qu’il touche son héritage. Un oncle de France qui a fait fortune et qui l’a couché sur son testament. Et je peux vous dire que ça représente un paquet. Vous n’avez pas une petite idée d’où on pourrait le trouver... ?

- Si c’est pour un héritage, alors... dit le casseur qui croyait à la fable de Max avec autant de conviction qu’à une apparition de la vierge Marie sur son parking au volant d’une Cadillac pour se faire remplacer une roue crevée. La dernière fois que je l’ai vu, il partait par là et à la vitesse qu’il devait rouler, même s’il a deux jours d’avance sur vous, il ne vous faudra pas plus de deux heures pour le rattraper.

Il indiquait la direction d’où venaient Max et Georg et qui était à l'opposé de celle qu'avait pris Jonas.

- Par là, vous êtes sûr... ?

- Aussi vrai que je m’appelle Albert.

*

«  Eh, qu’est-ce que tu fais, tu prends la mauvaise direction ! dit Georg. »

- Je parierais une caisse de boulons de dix que ce type s’appelle pas Albert, dit Max avec raison. Et je rajouterais un tonneau de bonne graisse. Pour moi, notre bonhomme est parti en direction de Port-Cinglant, j’en mettrais ma bitte au feu, précisa-t-il pour ne pas employer une expression rebattue. C’est le seul endroit dans les parages où un jeune nègre plein aux as irait traîner ses guêtres, si j’étais à sa place.

- Je croyais qu’on devait pas dire nègre...

- Sauf quand c’en est un et celui-là l’est de plus en plus, voilà ce que je dis.

- Kommdrah..., fit Georg, équivalent georgien de « c’est comme tu voudras », puis il enfonça une cassette dans le lecteur : c’était la 18ème symphonie inachevée de Andreï Taschentücher, dite symphonie du boudin blanc. En effet, la sensation d'étouffement puis le profond écœurement qu'on ressentait à son écoute n'était pas sans rappeler certaine fête de Noël en fin de repas. Aussi bien, Taschentücher n’avait-il jamais achevé aucune de ses œuvres car son inspiration ne s’étendait pas au-delà de la troisième mesure, ainsi ses partitions tenaient-elles dans un mouchoir de poche. Ce qui convenait parfaitement à Georg qui ne supportait la musique ni néo ni classique et encore moins quand elle associait ces deux mots. A vrai dire, Georg n’appréciait aucune sorte de musique. Ce sont les critiques qui avaient fait la réputation de Taschentücher, car le public ne l’écoutait ni ne le connaissait ni des lèvres ni des dents. La musique de Taschentücher était une affaire de spécialistes, des gens qui adorent se rassembler pour se brouiller, s’agonir d’injures, se mépriser puis se réconcilier à propos d'entonnoirs à lapins ou de choses dans le genre. Cela leur permet de briller à la radio et d’écrire de gros volumes que personne ne lit sinon les autres spécialistes et de s’enorgueillir d’être, tous et chacun, le fer de lance de l’avant-gardisme sans lequel etc...

Georg avait trouvé le disque sur une foire à la brocante et comme il n’appréciait pas plus cette musique-ci que cette musique-là, il s’était dit pourquoi pas celle-ci ? Il ne faut pas chercher à comprendre le fonctionnement de Georg, contentons-nous de lui en donner acte. Et restons sérieux. Après tout nous sommes en train d’écrire un roman, et rien n’est plus sérieux que la littérature, en tout cas aux yeux des spécialistes. Nous pourrions pâtir de l’avis des critiques qui œuvrent chez les éditeurs et sont chargés de décider si oui ou non tel ou tel manuscrit est digne de figurer au catalogue. Des gens qui se sont toujours tenu prudemment à l’écart d’une confrontation personnelle de plus de dix minutes à une phrase un peu compliquée, mais qui savent mieux que quiconque ce qu’écrire veut dire. Sinon, comment expliquer qu’un peigne-cul sans intérêt tel que par exemple Michel H., qui n’a pas pour ambition de bâtir une œuvre mais d’obtenir un prix littéraire prestigieux, rencontre tant de succès quand un Jean-Luc Poisson, auteur bourré de talent, facétieux, poétique, rigoureux, à qui l’on doit La Tribune C vue de dos, Madame Léonardo ou  La vie commence à Marseille (inédit) est en train de crever d’un cancer du larynx dans un hôpital de province ( information tenue de l’intéressé lui-même) à force de fumer des Gitanes maïs et de boire du vin blanc de qualité inférieure quand d’autres au talent douteux se tapent du Champagne et des Montecristo et se paient un cancer de luxe dans une clinique du même bois.

Comme la route était longue et l'œuvre courte, Georg la mit en boucle et au quarante-deuxième passage ils étaient en vue d'un snaquebar devant lequel Baby Max fit halte. Ses oreilles bourdonnaient et il avait l’impression que la peau de son crâne commençait à se décoller, effet produit par l’usage intempestif de tronçonneuses, marteaux-piqueurs et raclements de craie sur tableau noir qu’en avait fait Taschentücher.

Il mangèrent un hamburger ( et ça faisait bien peu pour trois affamés ) arrosé d’une bouteille de Château-Syphon 2012, ( je rappelle que l'action se déroule entre 2009 et 2010 ) un vin porte-bonheur en avance sur son temps, avec  des arômes d’eau bénite, trèfle à quatre feuilles et fer à cheval de traie, plus une légère poussée de gousse d’ail sur la fin, qui servait à prévenir les attaques de vampires. Cela semblait marcher puisque, tout le temps que dura le repas, on ne vit pas apparaître l’incisive d’un à l’horizon.

Un peu gerbant au nez ce vin, court en bouche et tant mieux et qui ne laissait pas de souvenir impérissable. Ainsi pouvait-on l’oublier aussitôt et se consacrer entièrement aux tâches pressantes sans que l’esprit fût encombré par les réminiscences du plaisir.

Quant au goût de vomi dans la bouche, on pouvait aisément s’en défaire avec un coup de schnaps, ce qu’ils firent à peine remontés en voiture. Georg avait en effet subtilisé la bouteille avant qu’ils quittassent le bar de Marco. Lequel avait laissé faire. C’était un homme de bon sens.

Le soir-même, alors qu’un soleil somptueux se tenait en équilibre instable au-dessus des nuages, ne laissant pas filtrer un rayon sur la ville, toute entière plongée dans la pénombre, ils entraient dans les faubourgs de Port-Cinglant.

L’orage menaçait.

Mais ni Max ni Georg ne s’étaient jamais laissé impressionner par des menaces, d’où qu’elle vinssent, aussi mirent-ils pied à terre, déployant d’une main ferme des parapluies flambant neufs importés de Chine et confectionnés dans la joie et la bonne humeur par des enfants en bazage ou des condamnés à perpétuité pour avoir pensé tout bas ce que personne ne disait tout haut. Il est bien connu en effet que l’ouïe des dictateurs est très fine. Ce n’est pas Louis XVI qui aurait dit le contraire avant qu’on ne lui fasse passer le goût d’écouter aux trous de serrure. Charlène marchait sous celui de Georg.

«  Bon, dit Baby Max. Par où commence-t-on... ? »

Judicieuse question en effet. Par où commencer... ? Comment trouver la bonne aiguille dans une boite d'aiguilles... ? Autre bonne question à laquelle nous allons réfléchir le temps d’écrire le chapitre suivant.

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