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Ma vie, mon oeuvre, mes rhumatismes
4 mai 2014

Allez, on continue...

... suite...

 

11

 

 J'aimerais bien voir de quoi j'ai l'air sur ma moto - qui n'est pas vraiment une moto.

J'ai vu deux ou trois escargots et une tortue me doubler. Il y a longtemps que le lièvre doit être arrivé, s'il n'a pas déconné en route.

J'ai posé mon sac sur le réservoir – il n'y a pas de porte-bagage – et mes genoux me remontent presque au niveau des épaules. Si je fais du 35 kilomètres à l'heure, c'est vraiment tout. Je voulais du changement, j'en ai. Pour autant, le confort de la Pontiac ne me manque pas. Je m'amuse comme un petit fou. Les gens doivent croire à une hallucination : ce grand black qui semble flotter au-dessus de la route comme s'il avait un pouvoir de lévitation. Je prends tellement de place avec ma grande carcasse qu'on doit penser que l'épaisse fumée qui suit mon équipage me sort directement du trou du cul.

Des heures que je roule à présent. A ce rythme et d'après mon calcul je devrais atteindre à mon objectif – Port-Cinglant, avant la nuit. Si la Batavus - cette moto qui n'est pas vraiment une moto - ne me lâche pas. Pour l'instant elle pétarade et cingle vers le but comme une brave fille.

La circulation s'est densifiée depuis que j'ai quitté la route poussiéreuse qui vient de Wannacut pour m'engager prudemment sur la 66, mais ce n'est tout de même pas l'autoroute. De temps en temps une bagnole se porte à ma hauteur après que ses passagers m'aient observé un moment depuis l'arrière et tous me dévisagent et cherchent à définir sur quel espèce d'engin je me déplace – tapis volant ou planche à roulettes ? Et je me sens dans la peau des animaux du zoo. Une ou deux fois des enfants se sont penchés à la fenêtre et se sont mis à me faire des signes, de grands gestes des bras et à me crier des imbécillités. La deuxième fois je me suis rapproché de la voiture, à la coller, au risque de me faire renverser ou jeter au fossé et j'ai poussé un grand cri d'animal sauvage. En plein dans leurs visages. Et puis j'ai freiné et me suis brusquement écarté. Je ne tenais pas à ce que le père fasse une embardée volontaire et me propulse au milieu des cactus – qui se font plus rares ceci dit, par ici. J'ai eu mon lot d'insultes mais je crois aussi avoir vu que la mère leur collait une baffe à chacun. Bien fait, les sales teignes ! Je n'ai jamais pu sacquer les mômes. Depuis que je suis môme ce sont les mômes qui m'ont mené la vie dure, frères et sœurs comme je l'ai dit, mais pas seulement. Tous les mômes. N'importe quels mômes, m'ont mené la vie dure. Remarquez qu'on ne peut pas tellement leur en vouloir, ils sont élevés par des imbéciles et des incultes. D'anciens mômes. Comment feraient-ils ? Ça n'empêche que je ne peux pas les souffrir. Sauf s'ils sont gentils. J'espère qu'il y en a de gentils. A titre personnel je n'en ai encore jamais rencontré. Faut dire que je ne suis jamais sorti de Wannacut. Et Wannacut c'est l'enfer. Je veux dire que tous les mômes du patelin son des diablotins. Et encore suis-je gentil avec eux en ne les brossant que comme diablotins. Le peintre moderne qui voudrait reproduire un tableau à la Jérôme Bosch n'aurait qu'à poser son chevalet à Wannacut. Et peindre ce qu'il voit. En tout cas en ce qui concerne la partie « enfer », parce que pour ce qui est du paradis, faudrait qu'il cherche ailleurs, et selon moi, il ne serait pas près de trouver, vu l'état dans lequel se trouve notre monde.

Remarquez que quand je dis que Wannacut c'est l'enfer, ce n'est pas tout à fait exact. On a un lac à Wannacut. Je devrais dire on avait. Non que le lac se soit tari, mais c'est tout comme. Peu avant que je parte, j'ai appris qu'il était à vendre. Je ne sais quels sont les vendus qui ont mis le lac en vente. – la municipalité je suppose, il me semble pas qu'il appartenait à un particulier, je me suis jamais préoccupé de ces choses-là. - Comme tous les gosses du village depuis des générations ( et j'ai le sentiment que les mômes de l'ère préhistorique devaient déjà en faire autant) j'allais m'y baigner et j'y ai sans doute passé les heures les plus heureuses de ma chienne de vie. J'y ai aussi souvent jeté ma ligne et bien qu'il regorgeât de poisson, je l'ai fait en vain. Comme je l'ai dit je suis un piètre pêcheur. Qu'importe. Je suis le plus piètre pêcheur de toute la contrée, mais j'ai passé là des moments inoubliables. De toute façon il aurait été au-dessus de mes forces de chopper cette pauvre bestiole dans une main pour l'assommer de l'autre. Pour en revenir au lac, je sais pas quel enfoiré est à l'origine de sa mise en vente et je ne sais pas davantage quelle sorte d'enculé va l'acquérir, mais ce qui est sûr c'est dès que ce sera fait on verra apparaître des parasols sur ses berges, des transats et en résumé tout ce qu'il faut pour satisfaire aux exigences des prolos en mal de détente.

Mais bon, je m'éloigne. Je disais que des mômes se penchaient à la fenêtre des bagnoles pour se foutre de ma gueule, mais à un moment, il s'est passé un truc bizarre, une bagnole m'a doublé, puis a ralenti jusqu'à se mettre à ma hauteur et j'ai pensé merde, encore des sales connards de mômes qui vont me faire chier, mais ce n'était pas ça. J'ai bien regardé et ce n'était pas une famille, c'était deux types à l'air pas commode. Ils sont restés un bon moment à ma hauteur. Je me sentais mal. Je ne comprenais pas ce qu'ils voulaient. Le conducteur demandait des trucs au passager et le passager regardait la moto, qui n'est pas vraiment une moto, et il lui répondait d'autres trucs, je saurais pas dire quoi et je saurais pas dire non plus quelles étaient les questions, mais il avait l'air de vraiment s'intéresser à ma machine, peut-être qu'il voulait l'acheter, je sais pas, faut dire que c'est un engin si particulier qu'il pourrait exciter les convoitises, et puis bref, au bout d'un moment quand même, ils ont accéléré et disparu, mais ça m'a mis mal à l'aise. Et puis j'y ai plus pensé. J'écoutais le moteur. J'étais à l'affut de la moindre défaillance. En réalité je m'attendais à tout instant qu'elle tombe en rade, ma mobylette qui n'était pas vraiment une moto. Mais je ne sais pas pourquoi, à partir de ce moment-là, j'ai eu l'impression de rouler au bord d'un précipice et que le moindre coup de vent pouvait m'y faire basculer. Aussi étais-je sur mes gardes.

 

*

La nuit tombait quand j'ai atteint les faubourgs de Port-Cinglant. J’avais traversé de petites collines et plus d’une fois dû descendre de la Batavus pour l’aider à gravir les côtes pourtant assez peu pentues, sous le regard goguenard de cyclistes de pacotille qui rentraient de leur entrainement, si je dois en juger à leurs tenues : maillots aux couleurs fluorescentes avec marques de sponsors, shorts moule-bite et godasses spéciales qui les font ressembler à des hérons handicapés moteur quand ils descendent de leur bécane et tentent de rallier la terrasse d’un bar pour y siffler un pichet de rosé. Ces enfoirés me dépassaient avec l’aisance d’un coureur de fond confronté à un unijambiste. Leur rire manquait les faire passer par-dessus le guidon de leurs bécanes. Ou perdre les pédales.

Du haut de la dernière colline, une fois que j’ai eu essuyé mes yeux pleins de sueur, tout Port-Cinglant s’étalait à mes pieds, comme une promesse un peu louche dont on ne sait que faire, toute pleine d’attraits et de regards en coin, de parfums bon-marché, de cris, de rires et d’injures. J’aurais pu en dessiner le plan en suivant les lignes que formait l’éclairage public. Vue d’ici, la ville semblait minuscule, mais ce n’était qu’une illusion que mon approche d’escargot fourbu ne fit que dissiper, comme se dissipait miraculeusement ma fatigue tandis que j’élaborais des plans sur la comète pour la soirée et que je pénétrais plus avant dans le cœur même de la cité portuaire à la recherche d’un hôtel bon marché où l’on ne jetterait pas à la porte les noirs pauvres, jeunes, sales et transpirants. J’en avais jamais vu que dans des films à la télé, mais je me faisais fort de savoir reconnaître les bars à putes et autres lieux de perdition près desquels je trouverais mon bonheur. De la même façon, je n’avais certes jamais quitté Wannacut pour une grande ville et les seuls échos que j’en avais sortaient eux aussi tout droit du poste de télévision ou de radio et je n’allais pas tarder à vérifier si leur chant – qui m’était apparu alors sans grâce – répondait à l’idée que je m’en étais faite.

Naturellement, j’avais les moyens de me payer une suite dans le meilleur des établissements, mais ce serait une erreur stratégique, j’avais bien trop triste mine et je me trimbalais dans un bien trop pitoyable appareil pour qu’on m’acceptât sans se poser des questions embarrassantes. Ou me les poser, ce qui aurait été pire. Après tout, - hormis ma nuit au Motel -j’avais dormi toute ma chienne de vie sur une paillasse, je pouvais bien attendre une nuit de plus avant de m’offrir le confort que me permettait ma nouvelle fortune. Et puis, c’était pas pour me déplaire que d’envisager ma première nuit à Port-Cinglant dans la peau d’un piéton anonyme et couleur de muraille. Façon de parler, quoi que les murs du vieux quartier étaient mieux assortis à la couleur de ma peau que ceux des quartiers chics que j’avais traversés pour atteindre à mon but.

Je me frayai donc un passage dans la pénombre de rues encombrées d’étals que les boutiques de colifichets alignaient devant leurs vitrines, faute de pouvoir inciter le chaland  à entrer sinon en le menaçant d’une arme, avec l’espoir de refermer leur piège sur d’innocentes victimes en mal d’authenticité et de leur fourguer à un prix exorbitant des statuettes en plâtre représentant Marie Madeleine, Ste Patronne des prostituées et, je suppose, des fils de putes ou St Erasme celui des marins en goguette.

Au fur et à mesure que j’avançais, les rues devenaient des ruelles et le caniveau un égout. Et les bouges se faisaient de plus en plus crades et moins regardant quant à leur clientèle. J’avais eu raison de me fier à mon nez. Ne pouvant plus circuler sans risquer d’écraser un piéton ou un rat, je finis mon parcours en poussant ma Rossinante jusque devant une porte dont la lanterne éclairait une enseigne de fer grinçant dans le vent léger venu de la mer et sur laquelle on pouvait encore lire, à condition de s’y reprendre à deux fois, le nom de l’établissement : Au marin pécheur ( avec un é) et qu’un artiste local avait ornée d’un tableau représentant un marin en train de faire subir les derniers outrages à une sirène retenue dans un filet, tandis que le doigt de Dieu, émergeant d’un nuage et entouré d’éclairs, pointait sur le coupable. Le type avait l’air d’en mettre un coup. Il avait l’œil exorbité et transpirait à grosses gouttes. Ses muscles étaient tendus par l’effort pour maintenir sa prisonnière dans la position adéquate. Difficile de dire si la sirène appréciait. C’était du meilleur goût. Je me suis demandé comment le type s’y prenait, les sirènes étant connues pour posséder de beaux seins, mais puisqu’elles n’ont pas de cuisses... Bref. Dans un coin du tableau, Marie Madeleine, genoux en terre, mains jointes et regard suppliant, intercédait en sa faveur. Nul ne savait quelle était la réponse, il eut fallu pour cela un triptyque et la place manquait.

J’ai mis la Batavus sur sa béquille, retiré le sac de voyage de sur le réservoir et je m’apprêtais à pousser la porte de ce fier marin quand une nuée de gamins, sortis de nulle part, m’a entouré. Le plus malin de la bande, c’est à dire le plus teigneux et donc le plus con, a commencé à me tourner autour en ricanant. Je connais ce genre de morveux, j’ai eu affaire à eux toute mon enfance et encore au-delà, jusqu’à ce que je sois assez grand et fort pour leur filer des torgnoles sans risquer de me faire tabasser. Mais là, je ne savais pas si celui-ci n’allait pas me sortir un couteau ou une Kalachnikov et je n’avais pas de grenade offensive sur moi. Mais j’avais mon poignard, encore, métaphoriquement, rouge du sang de Al, que je ne comptais pas souiller en le mélangeant à celui d’une petite frappe de onze ou douze ans. J’étais venu ici dans l’espoir de me faire oublier et ça semblait mal parti. J’ai donc pris celui d’engager moi-même les hostilités, ou du moins la conversation, en espérant qu’elle ne tournerait pas à la bataille rangée.

«  Elle te plaît ma moto, petit ? Elle est chouette, hein... ? » j’ai fait en écartant ostensiblement ma chemise de façon qu’il ne faisait aucun doute que j’avais, accroché à la ceinture, un argument de poids si on me cherchait des noises. Le petit salopard avait l’œil et une certaine expérience malgré son jeune âge. Il s’est reculé de deux pas, mais sans panique, il ne fallait pas qu’il montre des signes de peur devant la bande de petites grenouilles qui lui servait de faire-valoir. Il a éclaté de rire : «  C’est pas une moto ! » il a fait.

- Exact, j’ai dit. C’est une Batavus. Ce qui fait d’elle pas exactement une moto, et pas exactement quelque chose d’identifiable non plus. Elle t’intéresse ? Tu veux l’acheter... ?

Il m’a regardé de haut, bien que par en-dessous et il a dit hé, grand-père, tu me prends pour un cave... ?

«  M’appelle pas grand-père, j’ai dit. Je pourrais être ton père. Un peu de respect. »

- C’est la meilleure ! Comment tu veux pouvoir être mon père, tu es noir !

- Et alors, j’ai répondu, je connais des fils de pute dont la mère a jamais mis les pieds dans un bordel.

Le gosse a perdu de sa superbe. Ce n’était pas un vrai méchant, juste un gamin qui essayait de se la jouer. Je préférais. Je n’aurais pas aimé devoir lui donner une leçon. Pour des tas de raisons que j’ai déjà expliquées, dont la discrétion était la principale. Alors j’ai eu une idée.

«  Ça te dirait de gagner quelques billets ?  j’ai dit. Pour toi et tes copains.

- Quelques billets... ? Ça dépend, mon pote.

- Ça dépend de quoi... ?

- Combien de billets. Et de quelle grosseur, il a fait sans perdre le nord.

J’ai sorti un billet de vingt de ma poche et je l’ai maintenu assez haut pour que même en sautant il ne puisse pas l’atteindre. Je l’ai agité dans la nuit éclairée seulement par le lampadaire pisseux qui pendait au-dessus de l’enseigne de l’hôtel – qui n’était sans doute pas davantage un hôtel que ma Batavus était une moto – et j’ai dit : « de cette sorte, les billets.

- Et qui est-ce que je dois tuer pour ça, il a demandé.

- Quelqu’un m’a déjà posé la question ce matin, j’ai fait. Et la réponse est la même : y a personne à tuer. Tu vois cette moto qu’est pas vraiment une moto, eh bien j’aimerais assez que demain matin elle soit encore là. Alors je te donne deux billets maintenant et si demain elle a pas disparu t’en auras deux de plus.

- Trois il a dit. Trois maintenant et trois demain.

- Et tu vas la surveiller toute la nuit... ?

- T’inquiète pas pour ça. Je te dis qu’elle y sera encore. Aboule le fric. C’est comment ton nom... ?

- John Doe, j’ai dit. Mon nom c’est John Doe.

- C’est pas un nom !

- C’est le mien.

- Ouais, j’ai l’impression que c’est comme ta moto, grand-père, qu’est pas vraiment une moto.

- Tu iras loin, toi, j’ai répondu. Enfin, si la prison t’empêche pas d’y aller. Et m’appelle plus grand-père. Je pourrais être ta sœur.

- Merde, une pédale ! il a fait à l’adresse de ses copains qui se tenaient sagement à distance depuis qu’ils avaient vu mon poignard et qui en même temps mouraient d’envie de s’approcher, fascinés par le billet que j’agitais toujours et auquel j’avais adjoint deux de ses petits frères.

- Allez, donne ! m’a fait le caïd en culottes courtes. Ta Ferrarri risque rien.

Je lui ai donné les billets dont il s’est emparé d’un geste vif, se reculant dans le même mouvement comme si mon contact risquait de le contaminer : Noir et pédé, ce n’était pas envisageable pour lui.

- Une dernière chose, petit, j’ai dit. Quand je veux qu’un homme meure, je m’en charge moi-même. » Je souhaitais que ma déclaration sonne comme une menace, aussi ai-je employé la voix la plus tranchante et la plus froide que j’ai pu trouver en magasin.

Puis j’ai gravi les trois marches et poussé la porte du boui-boui avec autant d’enthousiasme que si j’allais visiter l’ancien échafaud en espérant qu’on n’allait pas le remettre en service tout exprès à mon intention.

Plus le temps passait et plus l’envie de vivre prenait le pas sur la certitude de mourir, et l’apparente indifférence que j’avais manifestée quant à la proximité de cette inéluctable fin me paraissait de plus en plus comme une attitude irréfléchie. Une simple posture, pour ne pas dire une imposture.

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