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Ma vie, mon oeuvre, mes rhumatismes
23 avril 2014

...voici la suite petit(e)s veinard(e)s

2

 

Trois jours plus tôt…

 

Al était dans ses petits souliers. Au figuré, parce qu’au propre il avait des pieds gigantesques, mais le chausseur lui avait affirmé – parole de professionnel – qu’avec ces pompes là ses pieds paraîtraient plus petits. C’était, disait-il, comme les rayures verticales qui amincissent les gros.

Tandis que le Boss lui exposait en détail la marche à suivre pour l’échange, Al contemplait ses pieds en se demandant si le type n’avait pas inventé cet argument tout exprès pour lui afin de se débarrasser d’une paire de godasses invendables. Et il ne lui avait même pas octroyé une ristourne malgré son insistance. Al détestait payer les choses le prix qu’elles valaient.

« Vous n’y pensez pas ! nous ne sommes pas au Souk ! De l’agneau ! du pur agneau élevé sous la mère ! A ce prix-là vous ne devriez pas obtenir plus qu’une paire d’espadrilles ! La ristourne, en quelque sorte elle est déjà comprise dans le prix. Vous faites une affaire ! » Sûr. Chez Lamark & Spender, une simple semelle devait valoir le prix d’un pneu de compétition. C’est juste une image, parce qu’ils ne vendaient pas de pneus. Mais leur voisin si et on aurait pu comparer si l’on n’avait pas répugné à faire un aller et retour.

«  Tu m’écoutes Al ! »

- Oui patron… Il releva le nez et croisa brièvement le regard de Winkel. Un regard dur, bleu pâle, sans expression. C’était le plus terrible avec le Boss, on ne pouvait jamais savoir ce qu’il pensait réellement. Il ne se mettait jamais en colère, n’était jamais maussade ni sujet au simple agacement et si c’était le cas il ne le montrait pas. Il employait le même ton neutre, - une voix si douce qu’elle vous terrorisait - quel que soit le sujet de conversation. Il avait un léger accent, indéfinissable bien que le bruit courait qu’il venait d’Allemagne de l'est, ce qui expliquerait sa légendaire froideur. On disait qu’il avait exercé ses talents au sein de la Stasi tant que le mur avait tenu debout et ce jusqu’au dernier instant.  On ignorait d’où ceux qui prétendaient cela tenaient leurs informations, mais on ne le disait pas trop fort et jamais si l’on soupçonnait sa présence à moins de deux cents mètres. Nul ne savait comment il s’y prenait, qui lui fournissait ses renseignements, mais Winkel savait tout, finissait par tout savoir. Certains murmuraient que la manière dont il attirait les renseignements était si mystérieuse que lui-même ne savait pas comment il s’y prenait. C’était à se demander s’il ne savait pas de quoi vous aviez rêvé la nuit dernière. Et fort de cela, Winkel n’avait jamais à élever le ton pour obtenir ce qu’il voulait. On peut toujours trouver des arguments pour ramener au calme un coléreux quand il s’en prend à vous, jouer sur les émotions qu’il ne contrôle pas très bien, l’amener à de meilleurs sentiments à votre égard, mais que faire avec quelqu’un qui ne montre jamais le moindre sentiment, dans le regard duquel ne passe à aucun moment l’ombre d’une émotion ? Quand Winkel prenait une mesure, il n’était pas question d’essayer de le convaincre d’en changer, fût-elle de façon éclatante la pire qu’il ait pu prendre. Seul Diener pouvait se le permettre, c’était même là son rôle d’une certaine manière. Il était le bras droit de Winkel, son conseiller, un conseiller dont Winkel n’écoutait jamais les conseils naturellement. Mais Winkel trouvais ça classe d’avoir un conseiller, un bras droit. Un patron digne de ce nom, un chef devait savoir s’entourer, ça rassurait ses interlocuteurs lors des négociations que ses affaires l’amenaient à traiter. Il n’était pas rare en effet de voir Winkel se pencher vers Diener et hocher la tête avec approbation tandis que ce dernier lui chuchotait ses « conseils » à l’oreille. Sauf que personne n’aurait pu dire si Diener ne lui susurrait tout simplement pas les paroles d’une chanson ou les résultats des courses et quant à savoir ce que Diener pensait du peu de cas que Winkel faisait de ses « conseils », aucun homme vivant n’aurait pu l’affirmer avec certitude en vertu du fait que tout revenait à l’oreille de Winkel et que le conseiller s’était conseillé une fois pour toutes à lui-même de n’en jamais dire un mot. Il était grassement payé et cela sans doute n’était pas le moindre argument qui plaidait en faveur d’un tel comportement.

Et c’est parce qu’il pouvait se permettre de donner son avis sans être écouté et donc sans risquer de subir réprimande ou châtiment que Diener s’était opposé à ce que ce soit cet imbécile de Al qui soit chargé d’une telle transaction. Mais surtout parce que c’était d’une absurdité totale. Il avait dit « Une seconde, Winkel. On ne PEUT pas confier une mission d’une telle importance à ce nabot sans cervelle ! Mais qu’est-ce qui vous prend... ? Vous savez que je ne pense qu’à vos intérêts et il est dans vos intérêts que pour une fois vous m’écoutiez ! » s’était-il emporté. Autant qu’on pût s’emporter devant Winkel. Ce dernier avait haussé les sourcils d’un air amusé, autant qu’un tel homme pût avoir un tel air.

- Mais je t’écoute toujours, Diener, en douterais-tu ?

- Non patron, non, je n’en doute pas… 

-  Te rappelles-tu, Diener, de ce qui s’est passé la dernière fois que je t’ai écouté et suivi ? Diener se mit à se tortiller comme si un nœud de serpents à sonnettes avait entrepris l’escalade des jambes de son pantalon.

- Tout le monde peut se tromper une fois, Boss. Personne n’est à l'abri,  dit-il d’une toute petite voix à peine audible.

- Non Diener, non. Tout le monde mais pas toi. Pas quand tu me conseilles.

- Mais vous n’écoutez jamais mes conseils et… 

- Et pour une fois que je les ai écoutés, on a frôlé la catastrophe. Tu t’en souviens Diener... ? »

Comment ne s’en souviendrait-il Pas ? Ce jour-là il avait bien cru que sa dernière heure avait sonné. Mais contre toute attente, Winkel s’était contenté d’éclater de rire : la première et unique fois que Diener l’avait vu rire. Diener s’était demandé ce que cachait ce rire, cette mansuétude et durant bien des années il s’était reposé la question, puis il avait oublié. Mais l’on pouvait parier qu’à la moindre occasion cela rejaillirait du lieu où se tiennent les choses qu’on oublie. « Et puis, reprit Winkel, si j’ai choisi Al c’est parce qu’il est un trouillard. Un pleutre et un trouillard. Il ne lui viendrait jamais à l’esprit de filer à l’autre bout du monde avec le fric. Tandis qu’avec les autres…

- Mais, patron, personne ne ferait jamais ça !

-  je sais, je sais, mais comment en être sûr ? Tandis qu’en ce qui concerne Al, j’en mettrais ta main à couper…

- Ma main… ?

– Oui, les miennes me sont trop précieuses, je ne vais tout de même pas les risquer. Et j’ai beau être sûr de moi, s’il est une chose que j’ai apprise, c’est qu’une certitude n’est jamais une preuve de vérité. »

Diener se dandinait de plus belle, comme si les serpents avaient enfin élu domicile dans sa culotte. Winkel s’approcha de lui et le prit par les épaules : 

« Allons Diener, ne t’en fais donc pas. Tu es toujours de bon conseil, et contrairement à ce que tu penses, j’écoute toujours tes avis avec beaucoup d’attention. Ils me sont précieux. Ils me permettent de peser le pour et le contre et de prendre la bonne décision, mais qu’y puis-je, hein, si je prends TOUJOURS la bonne décision contre tes avis ? J’ai du génie, Diener et malgré toute ta sagesse tu ne peux pas lutter contre ça. Crois-moi, envoyer Al en première ligne sur ce coup-là, c’est sans risque. C’est un imbécile, personne ne se méfiera d’un imbécile. Et puis quoi, depuis le temps qu’il demande à ce qu’on lui fasse confiance, depuis le temps qu’il désire s’élever un peu dans la hiérarchie, montrer de quoi il est capable, c’est l’occasion ou jamais, non ? S’il lui prenait l’envie de déconner, il sait pertinemment qu’il serait un homme mort. Crois-moi, c’est le meilleur choix possible, les autres gambergent trop et pour une affaire aussi simple, ce n’est pas sain. Allons, crois-moi je te dis, Al est notre meilleur atout. »

- Si vous le dites patron, » avait consenti Diener à regret, avant d’ajouter : « Mais par acquis de conscience, ne pourrait-on pas lui coller Frank comme chaperon. Frank ne gamberge pas, il serait juste là pour assurer le coup, s’assurer que tout se passe bien. Et si c’est le cas, la prochaine fois on enverrait Al tout seul. Vous avez sans doute raison, patron, et pourtant j’ai pas confiance. Il s’agit quand même d’une énorme somme ! Quelque chose me dit… »

- Laisse tes intuitions de côté. Il ne s’agit pas d’avoir ou non confiance en Al, Diener, mais en moi, tu saisis la différence ? »

- Oui patron, » avait-il bougonné avant de rendre les armes.

A présent, Diener comprenait le rire de Winkel, il en saisissait la raison. Winkel avait ri de lui-même, il avait ri de comprendre que seules SES décisions étaient bonnes et que seuls SES propres conseils étaient judicieux. Il avait ri pour avoir pris une leçon qu’il n’oublierait pas, qui lui éviterait dorénavant telle mésaventure. Il avait ri de se sentir plus fort qu’il ne l’avait jamais été. Il avait ri de son propre génie.

Et c’est parce que cette leçon lui était salutaire, qu’il avait l’intelligence de le reconnaître que Diener avait eu la vie sauve. En définitive, en se mettant le doigt dans l’œil jusqu’au coude, en donnant le pire conseil qu’il n’avait jamais donné, Diener avait rendu un immense service à Winkel. De ce jour, le Boss écouta avec encore plus d’attention les avis de Diener.

 

« Tu m’as bien entendu, Al...? Tu en es sûr... ? Je ne suis pas obligé de te faire répéter... ? »

- Oui Boss, heu, non Boss… »

-  Tu me diras où tu as acheté ton costume, Al, je veux le même. »

Personne n’osa éclater de rire parce que personne ne savait si le Boss plaisantait. Avec un type comme Winkel, dans le doute abstiens-toi était le dicton le plus approprié en toutes circonstances et si d’aventure il avait décidé de se fringuer en vert pomme, tout le monde aurait trouvé que ça lui seyait à ravir. Heureusement, toute personne connaissant Winkel savait qu’elle n’aurait jamais à entacher son âme d’un mensonge supplémentaire, Winkel ne s’habillait et ne s’habillerait jamais que classique. Certes il lui arrivait de porter jean, polo et tennis, mais seulement quand il séjournait à Loryland, la propriété où il aimait à se délasser.

Winkel se rendait environ une fois par mois à Loryland. Une propriété qu’il avait fait bâtir avec le concours des meilleurs architectes – bien que les plans originaux fussent de sa propre main - et la main-d’œuvre la plus qualifiée dans le travail du bois. Six cents mètres carrés d’une charpente qui défiait les lois de l’équilibre. Pas une pierre n’entrait dans la composition de cet ouvrage et, sinon, les fondations, pas de béton non plus. C’était un chef-d’œuvre autour duquel bien des revues qui présentaient les maisons de stars auraient aimé à construire un de leurs numéros. Winkel s’y était toujours opposé. Sans être parano (quoiqu’il eût de nombreuses raisons de l’être) il avait élevé la prudence au rang de beaux-arts à défaut de vertu et quant à laisser pénétrer à Loryland photographes et caméras, autant offrir à ses ennemis – et il n’en manquait pas – un plan détaillé de la maison, ce qui faciliterait grandement la tache de leurs tueurs le jour où ils prendraient la courageuse initiative de venir jusque là lui régler son compte. Le risque était nul à vrai dire, la propriété bénéficiant d’une protection électronique que lui aurait envié la banque centrale, sans compter la douzaine de gardes du corps armés jusqu’aux dents qui la sillonnaient sans relâche. Des types sûrs, tous d’anciens commandos mis sur la touche après la sale guerre et que Winkel avait su s’attacher moyennant un salaire plus que confortable et son sens inné du commandement. Les plus gradés d’entre eux avaient servi comme sergent. Tous étaient médaillés. Winkel avait établi son recrutement avec beaucoup de soin, s’attachant à reproduire au plus près la hiérarchie que ses hommes avaient connue comme combattants. Qui commandait qui, qui obéissait, lesquels se trouvaient sur un plan d’égalité. Son système fonctionnait à merveille. Winkel sachant que les hommes n’aiment en général pas la nouveauté avait offert à ceux-là un univers familier dans lequel ils se mouvaient à l’aise. Winkel n’agissait pas en tyran. A ces hommes-là – c’eût été en vain - il n’essayait pas d’inspirer la crainte, mais le respect, ce à quoi il parvenait sans effort, commençant lui-même par les respecter. Un respect non feint. Winkel avait de l’admiration pour ces types qui s’étaient battu dans les pires conditions qu’un soldat pût connaître. Il savait que s’il ne manquait pas à leur égard à ses devoirs de patron, il aurait là des hommes prêts à mourir pour lui, dignes d’une confiance totale. Quoi que.

Comme au sein d’une entreprise « normale », ses hommes bénéficiaient de moments de détente, d’un contrat de travail et de congés payés que ces derniers appelaient « permissions. » Ils n’avaient aucun compte à rendre sur la manière dont ils occupaient ces « permissions » et si Winkel qui savait tout connaissait par le menu chaque heure de ces escapades légales pour chacun de ses hommes, il n’en disait mot. Tant qu’ils ne ramenaient pas avec eux d’ennuis propres à perturber la marche de l’entreprise il considérait que chacun était libre de mener sa vie à sa guise, d’avoir ses opinions et de baiser avec qui il voulait. Ce qui ne l’empêchait pas de savoir qui baisait avec qui et d’avoir son opinion sur celles de ses hommes.

Quand Al prit le volant de la luxueuse voiture, dix-huit personnes assistaient à son départ : il y avait là les douze salopards – secrètement nommés ainsi par Diener, qui était le treizième homme –, Frank, dont le rôle n’était pas bien défini et qui lui-même n’était pas tout à fait fini bien qu’il fût un neveu de Winkel, ( lequel disait à son propos qu’il y a malheureusement des gènes qui ne font pas leur boulot ) deux des femmes qui assuraient ménage et cuisine et Achtung baby Max, le « majordome », d’origine allemande lui aussi et dont l’accent à couper au couteau lui valait ce surnom. Un bruit là aussi courait (mais il courait très vite sans prendre vraiment le temps de ralentir ou de s’arrêter ) selon lequel Baby Max comme Winkel venait de l'est et qu’il avait été l’exécuteur des basses œuvres de ce dernier à l’époque où celui-ci travaillait pour la Stasi – autrement dit un tueur redoutable. Et bien sûr, Winkel imself qui était le seul à sourire. Sur les dix-huit, et alors que trois seulement connaissaient le but du voyage de Al, dix-sept à coup sûr pensaient avec plus ou moins de conviction que ce qu’ils regardaient s’en aller était une catastrophe ambulante, une source certaine d’emmerdes et sans doute possible le plus corniaud de tous les hommes de main que truand n’ait jamais engagé. Nul ne sait ce que pensait Winkel, mais son regard rencontra celui de Diener et il se renfrogna :

« S’il te plaît, Diener, fais-moi grâce de tes remarques ! » aboya-t-il, lui qui n’aboyait jamais.

- Mais je n’ai rien dit, patron !  répliqua Diener à juste titre.

- Tu penses trop fort, Diener, ça te jouera des tours ! fit-il d’une voix caverneuse qui seyait mieux à son personnage.

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